Le Caire

J’arrivai enfin à la ville du Caire, métropole du pays et ancienne résidence de Pharaon aux pieux ; maîtresse de régions étendues et de pays riches, atteignant les dernières limites du possible par la multitude de sa population et s’enorgueillissant de sa beauté et de son éclat. C’est le rendez-vous des voyageurs, la station des faibles et des puissants. Tu y trouves tout ce que tu désires, savants et ignorants, hommes diligents ou adonnés aux bagatelles, doux ou emportés, de basse extraction ou d’illustre naissance, nobles ou plébéiens, ignorés ou célèbres. Le nombre de ses habitants est si considérable, que leurs flots la font ressembler à une mer agitée, et peu s’en faut qu’elle ne soit trop étroite pour eux, malgré l’étendue de sa surface et de sa capacité. Quoique fondée depuis longtemps, elle jouit d’une adolescence toujours nouvelle ; l’astre de son horoscope ne cesse pas d’habiter une mansion heureuse. Ses conquérants (ou bien son Alkâhirah, la victorieuse, nom arabe du Caire) ont vaincu les nations, ses rois ont soumis les chefs des Arabes et des barbares. Elle possède le Nil, dont la gloire est grande, et qui dispense son territoire d’implorer la pluie ; et ce territoire, qui s’étend l’espace d’un mois de marche pour un marcheur très actif, est généreux et réconforte l’homme éloigné de son pays natal.

C’est, remarque Ibn Djozay, en parlant du Caire qu’un poète a dit :

J’en jure par ta vie ! Misr (le Caire) n’est pas misr (une grande ville), mais c’est le paradis ici-bas pour quiconque réfléchit.
Ses enfants en sont les anges (allusion aux jeunes garçons, doués d’une éternelle jeunesse, qui serviront d'échansons aux élus dans le paradis ; Coran, LXXVI, 19), et ses filles aux grands yeux, les houris. Son île de Raudhah est le jardin, et le Nil le fleuve Canther (fleuve du paradis).

C’est aussi en parlant du Caire (à l’époque du débordement du Nil) que Nâsir eddîn, fils de Nàhidh, a dit :

Le rivage de Misr est un paradis dont aucune ville n’offre le pareil ;
Surtout depuis qu’il a été orné de son Nil aux eaux abondantes.
Les vents qui soufflent sur ses ondes y figurent des cottes de mailles,
Que la lime de leur David n’a pas touchées. (Allusion au talent d’armurier dont le Coran gratifie le roi David, XXI, 80.)
Sa température fluide fait trembler l’homme légèrement vêtu.
Ses vaisseaux, semblables aux sphères célestes, ne font que monter et descendre.

On dit qu’il y a au Caire douze mille porteurs d’eau qui se servent de chameaux, et trente mille mocaris (loueurs de bêtes de charge) ; que l’on y voit sur le Nil trente-six mille embarcations appartenant au sultan et à ses sujets, lesquelles ne font qu’aller et venir, remontant le fleuve vers le Sa’îd ou le descendant vers Alexandrie et Damiette, avec toutes sortes de marchandises et de denrées d’un débit avantageux. Sur le rivage du Nil, vis-à-vis de Misr, est l’endroit appelé Arraudhah. C’est un lieu de plaisir et de promenade, et l’on y voit de nombreux et beaux jardins ; car les habitants de Misr sont amateurs de la joie, du plaisir et des divertissements. J’assistai un jour, dans cette ville, à une fête qui avait pour motif la guérison d’Almélic annâcir, d’une fracture qu’il s’était faite à la main. Tous les trafiquants décorèrent leurs marchés, suspendirent devant leurs boutiques des bijoux, des étoffes rayées et des pièces de soie. Ils continuèrent cette fête pendant plusieurs jours.

DE LA MOSQUÉE D’AMR, FILS D’AL’AS, DES COLLÈGES, DE L’HÔPITAL ET DES MONASTÈRES.

La mosquée d’Amr, fils d’Al’às, est une mosquée noble très considérée et très célèbre. On y fait la prière du vendredi. La rue la traverse dans la direction de l’est à l’ouest. Elle a au levant le monastère où professait l’imâm Abou Abd Allah Achchàh’y. Quant aux collèges du Caire, personne n’en connaît le nombre, tant il est considérable. Pour l’hôpital (aJmaristân) qui s’élève entre les deux châteaux, près du mausolée d’Almélic Almansoiir Kalâoûn, il est impossible d’en décrire les beautés. On y a déposé une quantité considérable d’objets utiles et de médicaments. On raconte que ses revenus s’élèvent à mille dinars par jour. Les zaouïas sont très nombreuses au Caire ; on les y appelle khaouânik (monastères), mot dont le singulier est khânkah. Les émirs du Caire cherchent à se surpasser les uns les autres en construisant ces édifices. Chaque zaouïa est consacrée à une troupe de fakirs, dont la plupart sont d’origine persane. Ce sont des gens instruits et versés dans la doctrine du soufisme.

Chaque zaouïa a un cheikh (supérieur) et un gardien. L’ordre qui y règne est quelque chose de merveilleux. Parmi les coutumes qu’ils suivent, relativement aux repas, se trouve celle-ci : le serviteur de la zaouïa vient trouver les fakirs, au matin, et chacun lui indique les mets qu’il désire. Lorsqu’ils se réunissent pour manger, on place devant chacun son pain et son bouillon dans un vase séparé, et que personne ne partage avec lui. Ils prennent leurs repas deux fois par jour. Ils ont un vêtement pour l’hiver et un pour l’été, et un traitement qui varie depuis trente dirhems par tête et par mois, jusqu’à vingt dirhems. On leur sert des friandises au sucre, la nuit du jeudi au vendredi ; on leur donne du savon pour laver leurs vêtements, de l’huile pour garnir leur lampe et de quoi payer le prix d’entrée au bain, Telle est la manière dont vivent les célibataires. Les gens mariés ont des zaouïas particulières. Parmi les obligations qui leur sont imposées, se trouvent la présence aux cinq prières canoniques, l’obligation de passer la nuit dans la zaouïa, et celle de se réunir tous dans une chapelle, à l’intérieur de ladite zaouïa. Une autre de leurs coutumes, c’est que chacun d’eux s’assied sur un tapis à prier, qui lui appartient en propre. Lorsqu’ils font la prière du matin, ils lisent la sourate de la victoire (XLVIII du Coran), celle de la royauté (LXVII) et la sourate aïn-mim. Après quoi on apporte des exemplaires du Coran, fractionnés en sections (djoûz). Chaque fakir en prend une, et, de cette manière, ils font une lecture complète du Coran ; puis ils récitent les louanges de Dieu. Ensuite les lecteurs du Coran font une lecture à la manière des Orientaux. On en agit de même après la prière de l’après-midi. Parmi les coutumes qu’ils observent à l’égard des postulants, on trouve les suivantes : le postulant se présente à la porte de la zaouïa ; il se tient debout en cet endroit, les reins serrés par une ceinture, et portant sur son épaule un tapis à prier. Dans sa main droite il tient un bâton, et dans la gauche, une aiguière. Le portier informe de sa venue le serviteur de la zaouïa. Celui-ci sort à sa rencontre, lui demande de quel pays il vient, dans quelles zaouïas il a logé en route, et quel a été son supérieur spirituel. Lorsqu’il a constaté la véracité de ses réponses, il le fait entrer dans la zaouïa, étend son tapis dans un lieu convenable et lui montre l’endroit où se font les purifications. L’étranger renouvelle ses ablutions, après quoi il revient à l’endroit où se trouve son tapis, dénoue sa ceinture, fait une prière de deux ric’ahs, salue de la main le cheikh et les assistants, et s’assied près d’eux. Une autre de leurs coutumes c’est que, lorsqu’arrive le vendredi, le serviteur prend tous leurs tapis à prier, les transporte à la mosquée et les y étend. Les fakirs sortent tous ensemble avec leur supérieur, et se rendent à la mosquée. Chacun prie sur son tapis, et, lorsqu’ils ont terminé leur prière, ils lisent le Coran, selon leur coutume ; puis ils s’en retournent tous ensemble à la zaouïa, encore accompagnés de leur cheikh.

DESCRIPTION DE KARÀFAH, À MISR, ET DE SES LIEUX DE PÈLERINAGE.

À Misr (Fosthath ou le vieux Caire), on voit le cimetière de Karàfah, célèbre par son caractère de sainteté. Ses mérites sont l’objet d’une tradition qui a été mise par écrit par Alkorthoby et plusieurs autres auteurs ; car il fait partie de la montagne de Mokattham, au sujet de laquelle Dieu a promis qu’elle serait un des jardins du paradis. Les habitants du Caire construisent à Karàfah d’élégantes chapelles, qu’ils entourent de murailles, et qui ressemblent à des maisons. Ils élèvent tout près de là des logements, et entretiennent des lecteurs pour lire le Coran, nuit et jour, avec de belles voix. Parmi eux, il y en a qui font construire une zaouïa et un collège à côté du mausolée. Ils y vont passer la nuit du jeudi au vendredi, avec leurs femmes et leurs enfants, et font une procession autour des tombeaux célèbres. Ils vont également y passer la nuit du 14 au 15 de cha’bàn. Les commerçants sortent ce jour-là, portant toute espèce de mets.

FIN DE L’EXTRAIT

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